À l’ombre du temple du savoir
La Grande bibliothèque vit un incroyable succès. Elle attire chaque jour de 10 000 à 12 000 visiteurs. À l’est du noyau Berri, le portrait est beaucoup plus sombre. Les bibliothèques de quartiers de Montréal traînent la patte côté quantité de volumes, espace, services, nombre d'employés.
Par Marie-Ève Maheu
Au coin des rues Pie IX et Ontario Est, l’ancien hôtel de Ville du quartier Maisonneuve abrite la bibliothèque du quartier, fermée le lundi, ouverte qu’en après-midi et deux fois par semaine en soirée. La moitié du temps, il n’y a pas de bibliothécaire pour aider les usagers dans leur recherche. Ce jeudi après-midi d’avril, il n’y a qu’une douzaine de lecteurs qui parcourt les rayons.
«Ici, et c’est vrai pour toutes les bibliothèques de l’ancienne Ville de Montréal, il faudrait tripler le personnel pour répondre aux normes minimales de qualité, dit le bibliothécaire responsable à Maisonneuve, François Séguin. Il est aussi désespéré du manque d’espace. «On devrait avoir entre 70 000 et 75 000 livres pour bien desservir la population du quartier, mais on peut en rentrer au maximum 50 000 dans l’édifice. C’est impossible d’avoir une collection qui réponde aux normes.»
La bibliothèque Maisonneuve reflète l’état lamentable de tout le réseau. La ville en a dressé un portrait peu reluisant dans son Diagnostic des bibliothèques municipales de l’île de Montréal, publié en 2005. On y constate, entre autres, un manque flagrant de bibliothécaires, un taux de renouvellement des collections inférieur à celui de toutes les autres grandes villes canadiennes, un retard à peu près généralisé dans l’offre de documents audiovisuels et numériques et des heures d’ouverture insuffisantes.
Pour se consoler, il faudra éviter de se comparer. Sur la scène canadienne, Montréal termine bonne dernière pour ce qui est des collections et du nombre d'employés spécialisés. Le passé catholique du Québec et l’anti-intellectualisme du clergé ont laissé des traces qui prennent du temps à s’effacer.
Inégalité du réseau
La qualité du service et des ressources diverge d’un arrondissement à l’autre. Le professeur en bibliothéconomie à l’Université de Montréal, Réjean Savard, se désole des disparités qui existent entre les différentes bibliothèques de quartier. Celles de l’est de l’île, dans les arrondissements les plus défavorisés, sont les moins bien dotées à tous les niveaux, alors que les meilleures sont dans les quartiers anglophones, dit-il.
Les Montréalais ont accès gratuitement aux ressources des bibliothèques du réseau. Mais avec les défusions, celles qui étaient les mieux équipées, à Westmount, Côte Saint-Luc ou Pointe-Claire, n’en font plus partie. «La bibliothèque de Montréal-Est, une des seules qui avaient une documentation audio-visuelle importante, s’est défusionnée. Le réseau est devenue encore plus pauvre dans ce domaine», dit la conseillère en ressource documentaire au réseau des bibliothèques de Montréal, Gina Pinet. Si les Montréalais veulent utiliser les ressources des bibliothèques des villes défusionnées, ils devront débourser dès l’automne des frais qui varient entre 25$ et 175$ par année, dépendamment des arrondissements.
Réseau à deux vitesses
Depuis les fusions municipales de 2002, les 55 bibliothèques de l’île de Montréal relèvent des conseils d’arrondissements. Cela signifie que ce sont les élus municipaux qui décident des sommes à verser aux bibliothèques.
Interrogés sur le sujet, les bibliothécaires de la ville ont refusé de commenter ce nouveau mode de gestion, à l’exception d’une seule qui a voulu garder l’anonymat. «Ça risque de créer un réseau à plusieurs vitesses. Ç’a déjà commencé à se concrétiser», s’inquiète-t-elle. «Le développement des bibliothèques dans chacun des arrondissements dépend de la volonté politique des décideurs de bien doter leur bibliothèque ou pas. Avant, chaque citoyen était égal, alors qu’aujourd’hui, si tu as le malheur d’être dans un arrondissement qui se fout des bibliothèques, tu vas avoir un service de moins bonne qualité.»
Cette inquiétude semble s’être concrétisée l’an dernier avec la décision de l’arrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, un des quartiers les plus défavorisés de la ville, d’abolir deux postes permanents de bibliothécaires. C’est une aberration, selon Réjean Savard, alors que le Diagnostic de la ville décrie l’insuffisance de personnels qualifiés. Mais bonne nouvelle, l’arrondissement a annoncé début avril qu’elle maintenait les postes. «C’était une vue de l’esprit qu’on avait coupé, on avait organisé autrement. Mais le démontrer, c’était l’enfer», dit le chef de division pour la culture de l’arrondissement, Richard Paulhus.
Le réseau des bibliothèques publiques de Montréal est impuissant devant la nouvelle structure municipale. «Tout ce qu’on peut faire, c’est donner des conseils aux élus municipaux, les accompagner. On n’a aucun droit de regard sur la gestion», dit Gina Pinet, qui craint aussi que les disparités entre les bibliothèques ne s’accentuent.
Richard Paulhus ne s’inquiète pas.«Il y a déjà un système à deux vitesses. Quand on regarde les anciens et les nouveaux arrondissements de Montréal [qui sont fusionnés], il y a toute une différence entre les deux. Ce serait difficile de détériorer les choses. Elles le sont déjà assez. Mais le pouvoir de le faire est là», concède-t-il.
«La BNQ nous rentre dedans»
Le réseau des bibliothèques publiques n’est pas très fréquenté. En termes d’abonnements, Montréal arrive au dernier rang de l’ensemble des villes canadiennes de sa dimension. Avec l’arrivée de la Bibliothèque nationale, les bibliothèques de quartier ont encore baissé en popularité.
Les chiffres du réseau des bibliothèques publiques de Montréal révèlent une diminution du taux de prêts de 3 % dans la dernière année. À la bibliothèque Maisonneuve, il a chuté du quart, selon le bibliothécaire François Séguin. «La BN nous rentre dedans, parce qu’elle offre plus. Les gens fréquentent moins les bibliothèques municipales parce qu’on ne répond pas à leurs besoins. Le jour où l’on va avoir des heures d’ouverture plus convenables, davantage d’espaces, des meilleures collections et de la documentation audio-visuelle, les gens vont revenir.»
Plus au nord, à quelques minutes du métro Jarry, la bibliothèque Le Prévost note pour sa part une diminution de 10 % de son taux de prêt. «Je comprends l’engouement des gens pour la Grande bibliothèque. C’est beau, c’est grand, c’est neuf. Ici, c’est petit, c’est sombre, c’est vieux», dit la bibliothécaire, Danielle Keable.
La BN rayonne
La Grande bibliothèque a créé une nouvelle effervescence autour des livres et de la lecture, croit François Séguin. «On réalise que ça n’a pas de bon sens, il faut offrir des DVD, il faut améliorer nos heures d’ouverture et nos collections.» Selon lui, l’engouement pour la BN est la preuve que les gens veulent des bibliothèques.
L’ouverture d’un temple du savoir en plein cœur du centre-ville devait redynamiser le réseau des bibliothèques publiques, explique Réjean Savard, qui a participé à l’élaboration du concept. «Mais ça tarde à venir. La BN ne tient pas toutes ses promesses. C’est important qu’elle serve de réservoir pour les bibliothèques de quartier et qu’elle offre le prêt inter-bibliothèque.»
Avec l’inauguration de la Grande bibliothèque, la ville avait promis de relancer ses bibliothèques municipales. Elle a élaboré un plan de redressement du réseau étalé sur dix ans, qui nécessite 200 millions de dollars. Près d’un an après son dépôt, la ville vient de débloquer 1,9 million de dollars pour augmenter les heures d’ouverture à 47 heures par semaine pour toutes les bibliothèques du réseau. «On est encore loin de la norme minimale de 62 heures, mais c’est une amélioration», dit Gina Pinet.
Aucun autre engagement n’a été pris par la Ville, qui espère obtenir de l’argent de Québec pour arriver à ses fins. La ministre de la Culture, Line Beauchamp, prévoit bientôt faire une tournée de consultations sur les bibliothèques à travers le Québec. Réjean Savard est déçu. «Ce n’est pas une mauvaise, mais j’attendais une prise de décision. Ça n’avance pas.»